Roméo Champagnat, ancien élève de l'option cinéma, a écrit cet article sur l'horreur de la guerre dans La Grande Illusion de Renoir et Démineurs de Kathryn Bigelow.
L’horreur de la guerre
Cette année, j’eus la chance de
découvrir deux excellents films, qui ont pour thème commun la guerre. Le
premier est La Grande Illusion (1937) de jean Renoir et le second est Démineurs
(2009) de Kathryn Bigelow. Malgré les nombreuses années qui les séparent, mais
surtout malgré leur mises en scènes qui ne se ressemblent pas, ces deux films
ont quelque chose en commun : cette manière singulière de représenter ce
que peut être l’horreur de la guerre, au-delà de ce que l’on a l’habitude ou de
ce que l’on s’attend à voir devant un film de guerre (Violence des combats,
morts et blessures des soldats, souffrances ressenties par ces derniers ainsi
que par les peuples des territoires aux alentours des champs de bataille). Il
est donc intéressant de voir comment l’horreur de la guerre est perçue à
travers ces films, réalisés par des cinéastes, qui, par leur singularité et
leur propre génie cinématographique, surent se démarquer et se faire une place
importante dans l’histoire du cinéma.
La Grande
Illusion de
Jean Renoir – 1937
L’histoire se déroule pendant la
guerre de 14-18. En général, la plupart des œuvres littéraires et
cinématographiques, qui ont pour ambition de montrer toute l’horreur causée par
la Grande Guerre, se concentrent surtout sur la violence des champs de
batailles et ses répercussions (gueules cassées). Cette violence est totalement
absente du film de Renoir. En fait il n’y a même pas de scènes de batailles, et
en voulant raconter l’histoire de prisonniers de guerre, l’évasion devient
alors un thème aussi important, voire plus, que celui de la guerre. Malgré
cela, le film ne manque pas de montrer l’horreur de la guerre. On la perçoit
très rapidement et cela ne passe pas par une scène dramatique avec des
blessures, mais bien au contraire, par une scène que l’on pourrait considérer
presque comme étant comique. Dans ce film, il y a un passage où des prisonniers
se travestissent en femmes. Une fois ces prisonniers devenus des
« femmes », les autres deviennent immédiatement fous de ces derniers,
presque comme le milliardaire Osgood Fielding III (Joe E. Brown) qui court
après les jupons de Jerry (Jack Lemmon), musicien travesti en femme prénommée
Daphné dans Certains l’aiment chaud (1959) de Billy Wilder. Ce passage
est d’autant plus comique qu’il présente quelque chose d’insolite. En général
au cinéma, le spectateur a tendance à s’identifier à l’un des personnages qu’il
voit sur l’écran. Dans une scène de désir et de séduction, le spectateur peut
s’identifier au personnage qui désire. Seulement là, l’identification du
spectateur semble difficile, car il faut reconnaître que la plupart des
spectateurs ont du mal à s’identifier à des hommes qui désirent des hommes
travestis en femme, c’est peu commun. On a du mal à les comprendre. Il existe
donc, à ce moment-là, entre les héros de la Grande Illusion (1937) et
les spectateurs, un vrai fossé, tant ils sont éloignés. Ce passage comique
révèle paradoxalement l’horreur de la guerre. Le fait que la plupart des
spectateurs ne puissent pas s’identifier, nous fait déjà comprendre que les
soldats ressentent quelque chose que nous, qui ne fîmes pas la Grande Guerre,
n’avons jamais ressenti. Comment un homme en vient-il à désirer un homme
déguisé en femme ? On comprend alors que ces soldats, en plus des
éventuelles souffrances causées par le champ de bataille, souffrent d’être
séparés de leurs femmes, qu’il n’ont pas vues depuis bien longtemps. Parmi
toute les facettes de l’horreur de la guerre, Jean Renoir en a choisi une peu
explorée dans les arts (ce qui le démarque de beaucoup de cinéastes et artistes
ayant choisi la Grande Guerre comme sujet), qu’il montre avec une telle finesse
et subtilité, que l’on ne peut que vanter sa mise en scène. Le fait d’être
séparé de la femme que l’on aime, ou des femmes tout court, fait partie de
l’horreur de la guerre. Lorsque le personnage principal, le lieutenant Maréchal
(Jean Gabin), accompagné de son camarade le lieutenant Rosenthal (Marcel Dalio),
s’échappe et se réfugie chez une belle Allemande (Dita Parlo) vivant avec sa
fille, il trouve enfin le bonheur. Cette femme procure du bonheur à Maréchal et
toutes les scènes avec elle en procurent au spectateur (Il s’agit tout
simplement des plus belles scènes du film). Si l’on ne peut s’identifier aux
soldats, lorsqu’ils trouvent leurs camarades déguisés en femmes désirables, on
comprend qu’ils manquent de féminité, et à partir de là on devient plus
sensible au fait qu’il n’y ait pas de femmes dans le film, jusqu’au point où
l’on commence nous-mêmes à ressentir le manque de féminité. C’est pour cela que
lorsque Dita Parlo apparaît enfin (il faut attendre la fin du film), nous ne
sommes pas seulement émerveillés par sa beauté physique, mais aussi parce que,
à cause des scènes précédentes qui constituaient un long appel désespéré à la
féminité, son apparition peut se voir comme l’irruption de la Beauté elle-même
dans un monde qui était triste jusqu’à présent, et nous le ressentons
réellement comme tel. Avec tout ce que nous venons de dire, nous ne pouvons que
considérer la Grande Illusion comme étant une ode à la féminité*. Maréchal
trouve le bonheur avec cette femme, et il semble aussi heureux avec sa fille.
Il agit comme un mari et un père auprès d’elles. On comprend aussi qu’en plus
d’être séparé des femmes, l’horreur de la guerre, c’est aussi le fait d’être séparé
de sa famille ou de manquer l’opportunité d’en fonder une. Ainsi, lorsqu’à la
toute fin, il quitte cette femme, nous ne pouvons-nous empêcher d’être tristes
pour lui, mais aussi pour nous-mêmes, car c’est en même temps que lui que nous
la quittons. La tristesse se réinstalle alors à la toute fin du film, et elle
est d’autant plus grande que nous savons que Maréchal et son camarade, marchant
dans la neige, ne pourront aller plus loin, car les troupes allemandes les ont
aperçus.
Démineurs de Kathryn Bigelow – 2009
Dans ce film traitant de la
guerre d’Irak, des blessures, des violences, il y en a. C’est horrible, mais ce
n’est pas là-dessus que Bigelow veut insister, pour nous montrer ce que peut
être l’horreur de la guerre. Ce qu’elle peut être, Bigelow, ne se prive pas de
nous le dire dès le tout début du film, avant les premières images. Le film
s’ouvre sur cette citation de Chris Hedges, journaliste américain : ”The
rush of battle is often a potent and lethal addiction, for war is drug” qui
veut donc dire que la guerre est une drogue. L’horreur de la guerre, c’est
aussi le fait que l’on puisse trouver un plaisir en elle, un plaisir dont on a
bien du mal à se passer. L’idée est intéressante, mais on cherche avant tout à
ce qu’elle nous soit démontrée. C’est ce que va faire la réalisatrice. Une fois
l’idée exposée, elle va déployer sa mise en scène qui sera un long processus pour
la démontrer, car elle le sera bien, seulement à la fin du film. La
réalisatrice donne aux scènes se déroulant en Irak, c’est-à-dire à la majeure
partie du film, un aspect documentaire, de façon à ce que ces images,
réalistes, soient débarrassées de tout trait romanesque, de tout sentimentalisme.
Cela permet aussi d’empêcher le spectateur de saisir la psychologie et les
états d’âmes des personnages principaux. Devant cette manière neutre de filmer la
guerre, qui fait de Démineurs l’un des films d’action les plus
intéressants des années 2000, nous arrivons quand même à être choqués par ce
que nous voyons, et c’est bien là l’intention de Bigelow. Sans que nous
puissions connaître leurs états d’âmes, nous nous attendons quand même à ce que
ces soldats trouvent leur vie insupportable et qu’ils aient envie de partir,
surtout quand on voit l’un deux (Jeremy Renner qui joue le personnage principal)
découvrir le cadavre d’un enfant qu’il croit connaître, auquel on a mis une
bombe dans l’estomac. Pourtant, si l’on suit l’idée de base que nous donne le
film, les personnages sont supposés avoir du mal à se passer de la guerre, qui
leur procure du plaisir, ce qui est tout à fait horrible. Ce n’est pas quelque
chose que Bigelow veut démontrer à travers les scènes se déroulant en Irak, qui
permet au spectateur de voir toute la violence de la guerre. Elle cherche à
démontrer cette idée de la façon la plus radicale possible, pour accentuer
cette facette de l’horreur de la guerre qu’elle veut nous montrer. Ainsi ce
n’est pas le plaisir de la guerre qui est montré, mais plutôt l’ennui profond
de ne pas être en train de faire la guerre. A la fin du film, le sergent
William James, personnage principal, rentre chez lui auprès de sa famille. Il
est supposé trouver le bonheur auprès d’elle, car c’est normalement auprès de
la famille, quand on a fait la guerre, qu’on le trouve, comme nous le montre La
Grande Illusion. Mais le bonheur, il ne le retrouve pas, et on le voit bien
à travers toutes les scènes de son quotidien aux Etats-Unis, où il est auprès
de sa famille. Bigelow change de style de mise en scène, par rapport aux scènes
qu’elle a tournées en Irak. Elle vire l’aspect documentaire, n’hésite pas à
faire quelques trucages optiques, de façon à ce que ce ne soient plus des
images réalistes qui nous présentent une situation de manière neutre, mais à ce
que l’on ait cette fois-ci bien l’impression de pénétrer les états d’âmes du
personnage. Et si c’est bien le cas, on peut dire qu’il s’ennuie profondément,
et que cet ennui le maintien dans une certaine solitude, comme le montre un
plan où l’on a l’impression qu’il est seul dans un supermarché géant. Devant
les tristes plans du supermarché, de sa maison, on ne peut s’empêcher de
trouver cela déprimant, et c’est là toute l’horreur de la guerre : arriver
à trouver son quotidien, où l’on vit auprès de sa femme et de son enfant,
déprimant au point de vouloir retourner sur le champ de bataille (on est là, à
l’opposé du film de Renoir). C’est ce qu’il fait à la toute fin, où il se
retrouve en Irak, pays ensoleillé où il fait très chaud (il y a donc une réelle
opposition entre l’Irak et le lieu où il vit, où l’ambiance est froide), pour
une nouvelle mission, et cela pour des centaines de jours (au début du film, on
pouvait voir qu’il lui restait peu de jours avant la fin de sa mission. On
pouvait croire que cela lui faisait plaisir, mais nous avons bien compris que
c’était tout le contraire. Devant les centaines de jours qu’il a devant lui à
la fin du film, on peut dire qu’il va pouvoir consommer sa drogue et
« planer » pendant pas mal de temps, ce qui doit beaucoup le
réjouir). Lorsqu’il ressent de l’ennui auprès de sa famille, on a aussi du mal
à s’identifier à lui. Il faut comprendre alors que la guerre est tellement
horrible, qu’il est difficile de s’identifier à ce que ressentent les gens qui
la font ou qui l’ont faite, que ce soit dans la fiction ou dans la réalité. Que
nous dit un film comme Démineurs par rapport à un film comme La
Grande Illusion ? Les choses, en presque un siècle, ne se sont pas
améliorées, elles ont même empiré. La guerre a tellement consumé les hommes qui
l’ont faite, qu’ils ont perdu tout intérêt pour ce qui leur restait de plus
sacré (la féminité, la famille), au point qu’ils soient attachés à la guerre
elle-même et qu’ils aient du mal à s’en débarrasser malgré les nombreuses
souffrances qu’elle inflige.
*Cela n’empêche pas au film
d’avoir parfois un côté homosexuel. On pense bien sûr au fait que des hommes
soient séduits par d’autres hommes, travestis en femmes, mais on pense surtout
à la relation ambiguë qu’entretient le capitaine français Boëldieu (Pierre Fresnay)
avec le commandant allemand Rauffenstein (Erich von Stroheim).
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